Le Centre Pompidou, établissement public national, en a récemment fait les frais. Après avoir déclaré son marché nul — que l’AFD avait blacklisté —, ce haut lieu dédié à l'art et la culture tente de s'expliquer dans une lettre édifiante adressée aux candidats, où il décrit, sans sourciller ni s'excuser, son incapacité à faire face au nombre important de candidatures reçues, son manque de coordination en interne, et enfin son incompétence à juger des offres. Ce qui est finalement déclaré infructueux ici ne concerne pas la qualité des offres reçues, mais bien l'aptitude de la structure à mener à terme son propre appel d'offres*. En attendant, les designers ont purement et simplement perdu leur temps.
Si le Centre Pompidou avait consulté la Charte AFD des marchés publics de design, il aurait appris dès la page 17 que le premier seuil des marchés publics lui permettait de consulter directement une liste réduite de candidats de son choix et ainsi de lui éviter d'être "submergé" par les réponses des professionnels. Il faut avouer que la répartition peu éclairée des lots ne l'a pas vraiment aidé à partir sur de bonnes bases. Un problème qu'il aurait pu cependant résoudre, ainsi que celui lié à son incapacité à juger des offres, en intégrant à titre consultatif un ou plusieurs professionnels du design au sein de la commission d'appel d'offres et du jury comme préconisé page 19. Mais la Charte AFD ne peut répondre à tout. Ainsi, les problèmes d'organisation interne sont davantage du ressort du service des ressources humaines (voire du recrutement) de la structure. En tout cas, ce ne sont pas des raisons valables à jeter au visage des candidats, qui plus est avec un aplomb irrévérencieux, pour expliquer l'annulation d'une consultation.
Déclarer un marché infructueux peut-il être une stratégie ? On se souvient d’un autre établissement national, d’enseignement supérieur cette fois, qui avait déclaré infructueux son marché à trois reprises pour enfin choisir directement son équipe de designers. Pourquoi une telle hypocrisie et une telle perte de temps pour tous, clients et professionnels ? Cette stratégie a un coût indéniable pour l’établissement, qui au bout du compte peut s’avérer plus cher qu’une commande directe ! Est-ce un bon usage de l’argent public ?
Ce cas n’est malheureusement pas isolé. Ces dysfonctionnements émergent régulièrement et peuvent révéler des discordes entre différents services d’une même entité. Les efforts de ceux qui travaillent avec les designers et qui souhaitent acheter du design intelligemment — en se fondant aussi sur des valeurs artistiques et professionnelles — sont parfois anéantis par d’autres services qui n’ont que le coût comme valeur — l’approche des cost-killers. Nous ne pouvons que constater la totale méconnaissance de la profession de designer. Un comble pour un établissement comme le Centre Pompidou. Souhaiter un marché “fructueux” et un retour sur investissement nécessite de faire évoluer les mentalités. Rédiger des appels d’offres bénéfiques pour les clients et les professionnels est possible, des exemples existent. Une fois encore, nous rappelons aux structures publiques que la Charte AFD des marchés publics de design est un mode d’emploi conçu pour les y aider. Et une fois encore, nous invitons chaque designer à en rappeler l’existence à leurs prospects et à en devenir Ambassadeur.
* voir à ce propos l'article Jean-Arthur Pinçon, Le gâchis des achats publics coûte 30 milliards par an,
paru le 4 septembre 2015 dans le Journal des Entreprises.
Manifestez votre indignation
Vous trouverez ci-dessous la lettre adressé par les designers qui ont pris la peine de constituer un dossier de candidature. L’AFD vous invite à l’envoyer par email aux responsables des achats du centre Pompidou (voir la liste en bas de page) pour manifester notre indignation concernant les méthodes du Centre Pompidou et les indemnités ridicules qu'il propose. Lien à faire circuler dans vos réseaux.
Objet de votre mail : « Par la présente nous affirmons notre indignation vis à vis du service des marchés du Centre Pompidou. »
Mesdames, Messieurs du service des achats et responsables du Centre Pompidou,
Récemment, pour des appels d’offres concernant des commandes de prestations graphiques, la Ville de Lyon, l’École supérieure des beaux-arts Tours Angers Le Mans, L’Opéra-Comique, Le Centre des Musées Nationaux (pour ne citer que les plus connus), ont été vivement critiqués pour leurs agissements en dehors des lois ou pour leurs attitudes désinvoltes et méprisantes vis-à-vis des graphistes français.
Ainsi, votre établissement – déjà montré du doigt pour des passations de marchés en mécénat de compétences et pour des appels d’offres annulés – réitère ces pratiques et nous déplorons aujourd’hui une nouvelle “affaire” aussi sidérante qu’incroyable.
En effet, en réponse à vos courriers du 20 octobre 2015, déclarant la décision d’une consultation sans suite de l’accord-cadre : conception graphique des catalogues du Centre, nous, graphistes indépendants, tenons à exprimer notre profond étonnement et notre vive indignation.
(Télécharger le Dossier complet et réponses disponibles)
D’après vos remarques, le nombre des candidats, la nature des prestations objet de l’accord-cadre auraient rendu “l’analyse technique trop longue et complexe, […] la rédaction du rapport longue et fastidieuse” et l’attribution d’une note d’évaluation graphique des dossiers auraient pu être contestés “car fondéS sur des éléments subjectifs”.
Or, ces candidats ont été conviés par vos soins : une réunion dans vos locaux a même été organisée par votre équipe, un nombre important de graphistes y était présent – pour la plupart déjà fournisseurs réguliers du Centre. Les critères de sélection ont été établis par vos services (ils sont d’ailleurs quasiment identiques pour toutes les consultations de graphisme).
Il était donc logique qu’un tel accord-cadre reconductible sur plusieurs années suscitât un réel engouement auprès des graphistes, dont la situation professionnelle s’est dégradée depuis plusieurs années et pour lesquels la concurrence est féroce.
Nombre d’entre nous ont donc répondu à votre consultation sans compter leurs heures pour fournir les nombreux documents exigés, nous avons estimé ce temps à trois jours pour une personne. Vous déclarez avoir reçu entre 50 et 60 propositions en fonction des lots, ce qui représente au minimum 165 jours Ouvrés (1155 heures !) partis en fumée. En période de crise et de précarité de notre profession de travailleurs indépendants, c’est totalement inacceptable.
Nous sommes amers de voir la façon dont vous vous désengagez, et ce sans la moindre excuse.
On peut déplorer ce système, qui n’est sans doute pas approprié dans ce cas précis – même s’il vous est imposé par Bercy –, mais à partir du moment où le processus est lancé, nous pouvions légitimement attendre une réponse moins désinvolte et une organisation à la hauteur de votre responsabilité et de votre exemplarité.
Nous nous interrogeons même sur la signification de vos deux justifications :
La première souligne votre incapacité en plusieurs mois à traiter 60 dossiers ! …soit par manque de temps, soit par manque de compétence (la “complexité” de l’analyse technique). Ces deux raisons nous paraissent irrecevables, ne serait-ce qu’au regard du temps que nous avons passé sur l’élaboration des dossiers mais aussi de l’importance que revêt votre appel d’offres pour de petites structures comme les nôtres, qui œuvrent dans le domaine culturel par conviction et par engagement. Cette attitude exprime un mépris insupportable qui n’est pas compatible avec le discours, alors paradoxal, du Centre Pompidou vis-à-vis de notre profession et de l’organisation d’expositions, de conférences ou de publications sur le sujet.
Promouvoir et exposer le graphisme est une chose, le respecter dans sa pratique en est visiblement une autre.
La seconde est encore plus incompréhensible et obscure. Les critères de sélection ont été établis par vos services et ils suivent des protocoles mis à l’épreuve depuis longtemps. Lire alors qu’une note d’appréciation de la qualité d’un dossier pourrait être contestée et que cette potentielle contestation vous pousse – en partie – à déclarer sans suite cette consultation nous laisse totalement perplexes et dubitatifs. Depuis des années ce critère permet aux institutions de relativiser les écarts de prix et de préserver les graphistes indépendants qui privilégient la qualité plutôt que la compétitivité. Pourquoi alors soudainement ce critère pourrait-il être contesté ?
Nous aimerions recevoir une explication plus claire sur ce point et des réponses aux questions que nous vous posons afin que vous engagiez une analyse sérieuse de ce ratage. Notre but est que de telles situations ne puissent se reproduire à l’avenir : vous nous indiquez relancer une nouvelle procédure de sélection, nous y serons particulièrement attentifs.
Sans doute déplorerez-vous que bon nombre de studios ne vous répondent plus. C’est hélas le prix à payer d’un tel gâchis et d’un tel mépris pour notre profession, c’est peut-être d’ailleurs l’effet recherché par votre démarche.
Néanmoins, afin que le nouvel appel d’offres soit mené correctement et fonctionne de manière satisfaisante (comme d’autres institutions l’ont fait), nous aimerions que, par le biais de l’Alliance Française des Designers par exemple, vous mandatiez un représentant de notre profession afin de vous aider dans vos démarches de mise en place des appels d’offres, et d’améliorer vos pratiques.
D’autre part, nous souhaiterions que vous nous indiquiez les conséquences de cette affaire (et les sanctions éventuelles qui seront appliquées à vos services).
De plus et pour finir, vous continuez à indemniser à hauteur de 300 euros les équipes qui concourent pour la création graphique de vos catalogues. Sachez là aussi que vous ne respectez par la circulaire de la Ministre de la culture (http://www.alliance-francaise-des-designers.org/media/34272/Circulaire-relative-aux-regles-et-bonnes-pratiques-en-matiere-de-marches-pub.pdf) qui indique clairement que le travail doit être non pas indemnisé mais payé. 300 euros est le prix d’une petite journée de travail pour un graphiste indépendant en début de carrière. Votre demande nécessite une prise de brief, parfois un rendez-vous, une analyse du contexte, une création et sa déclinaison graphique : 2-3 jours minimums de travail si l’on veut répondre avec justesse et qualité. Vous ne vous adressez pas à des débutants mais à des professionnels confirmés.
Pour vous guider dans vos démarches de commande de design, consultez la « Charte AFD des marchés publics de design » (http://www.alliance-francaise-des-designers.org/charte-afd-des-marches-publics-de-design.html). Vous y trouverez le mode d'emploi des bonnes pratiques et un tableau des indemnités équitables (annexe I) à prévoir. L’AFD est à votre disposition pour ouvrir un dialogue constructif avec vos services.
Consultez aussi le guide du CNAP « La commande de design graphique » (http://www.cnap.graphismeenfrance.fr/article/guide-commande-design-graphique) qui applique les principes éthiques de cette Charte.
En espérant que vous serez attentifs à nos remarques, nous vous prions d’agréer, Mesdames, Messieurs, l’expression de nos salutations distinguées.
XXX
Liste destinataires :
service.achatpublic@centrepompidou.fr
thomas.reby@centrepompidou.fr
fanny.duprilot@centrepompidou.fr
nicolas.roche@centrepompidou.fr
haoudjati.oussoufa@centrepompidou.fr
karine.aubreton@centrepompidou.fr
christian.beneyton@centrepompidou.fr
bernadette.borel@centrepompidou.fr
caroline.edde@centrepompidou.fr
helene.guinot@centrepompidou.fr
martial.lhuillery@centrepompidou.fr
francoise.marquet@centrepompidou.fr
christine.herpe-mora@centrepompidou.fr
boris.tissot@centrepompidou.fr
angela.lampe@centrepompidou.fr
claire.decointet@centrepompidou.fr
serge.lasvignes@centrepompidou.fr
denis.berthomier@centrepompidou.fr
bernard.blistène@centrepompidou.fr
brigitte.leal@centrepompidou.fr
xavier.bredin@centrepompidou.fr
christine.macel@centrepompidou.fr
sophie.duplaix@centrepompidou.fr
frederic.migayrou@centrepompidou.fr
olivier.cinqualbre@centrepompidou.fr
marie-ange.brayer@centrepompidou.fr
kathryn.weir@centrepompidou.fr
claire.decointet@centrepompidou.fr
catherine.guillou@centrepompidou.fr
stephane.guerreiro@centrepompidou.fr
sophie.cazes@centrepompidou.fr
eric.hervo@centrepompidou.fr
eric.daire@centrepompidou.fr