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Après le crowdsourcing, voici le starsourcing

Actualité | 18 commentaires
Le fait que le designer Philippe Starck travaille gracieusement pour des marchés publics provoque une polémique chez les professionnels du design. L’AFD reçoit de nombreux messages à ce propos. Sollicité par l’hebdomadaire Designfax 786 pour avoir son point de vue, Philippe Starck explique que : « Cela me paraissait juste, civique et en phase avec ma volonté de rendre un petit service à un maximum de personnes.»

Sur Wikipedia, on peut lire que des « approches collaboratives, sociales ou altruistes existent, faisant appel à des réseaux spécialisés ou au grand public ». En matière de design, l’AFD observe que ce qui est recherché la plupart du temps dans le crowdsourcing est « une approche économique [pour] remplir une tâche au moindre coût. »

Dans un article du 29.11.2011, Inventez le vélo du futur avec Philippe Starck du journal Libération, il est expliqué comment « Les Bordelais sont invités depuis mardi à répondre à un questionnaire à partir duquel le célèbre designer Philippe Starck dessinera un vélo du futur qui répondra au mieux à leurs aspirations. » Dans un article du 24.01.2012 Un nouveau pass Navigo conçu par Philippe Starck en 2013 du journal Le Monde, on annonce que la nouvelle carte de transport sera conçue bénévolement par le designer Philippe Starck.

Le point commun de ces articles est la fourniture de design gratuitement ou à prix si bas qu'ils provoquent du dumping. Sur le site Internet du designer Philippe Starck, il est écrit qu’il met « gracieusement tout son talent à la disposition des Franciliens en imaginant une carte fonctionnelle et élégante qui puisse s’inscrire dans la durée aux couleurs parme et argent. » Philippe Stark explique qu’il a « voulu anoblir cet objet si quotidien mais pas si banal, pour que les Franciliens soient fiers de leur carte et fiers de la valeur de bien commun porté par les transports. »


Civisme

Qu’est-ce qu’être juste et civique pour un designer ?
Est-ce de travailler gratuitement ? Peut-être (quoi que), pour les besoins d’une association caritative qui aide les personnes âgées, les personnes invalides, les plus démunis… Mais pour une agglomération ou une collectivité ? Si oui, cela implique-t-il que ceux qui facturent leur travail ne sont pas civiques ? Tous les designers qui ont une activité en France et qui paient leurs taxes et leurs impôts ne font-ils pas acte de civisme ?

Est-ce juste et faire preuve de civisme de la part d’une collectivité que d’accepter de faire appel aux designers sans les rémunérer ? Le design est-il plus utile aux collectivités s’il est gratuit ? Dépenser de l’argent public dans le design semble bien compliqué à expliquer. Pourquoi M. Jean-Paul Huchon, président de la région, ressent la nécessité de twitter « Je rassure les inquiets la nouvelle carte navigo a été réalisée à titre GRACIEUX par Philippe Starck » ? Pourquoi Michel Duchène, adjoint au maire chargé de la circulation et du stationnement de Bordeaux, précise-t-il que « le designer […] travaille à titre gracieux pour la ville » ? Nos vanités l’emporteraient-elles sur notre raison ?

La dépense en design serait-elle plus valable à mesure que la réponse du designer est talentueuse ? Faire travailler le designer Philippe Starck coûte-t-il plus cher ? Comment s’assurer d’un bon résultat ? Il ne doit pas exister de réponse toute faite et généraliste, cependant, le code des marchés publics permet d’attribuer des marchés en faisant émerger la qualité et les talents tout en maîtrisant les coûts des honoraires d’études et des cessions de droits d’auteur.

Malheureusement, trop souvent les Avis d’appel public à la concurrence (AAPC) exigent des designers qu’ils fournissent des études d’avant-projets sans les indemniser à leur juste valeur. Il n’est pas acceptable qu’une collectivité favorise le travail gratuit, qu’elle soit convaincue par ses services juridiques ou un designer lui-même.

Si des professionnels tolèrent de telles conditions, pourquoi la personne publique s’interdirait-elle d’en user ? Travailler gratuitement n’est pas réservé aux stars. Répondre gratuitement à un AAPC peut aussi être perçu comme l’acceptation de ne pas facturer d’honoraires. Certes, pour les designers, acquérir le pouvoir de dire NON est compliqué, mais ne provoque-t-on pas un manque de compréhension de la part du commanditaire ? N’est-ce pas encore plus dévastateur ? Comment commande publique et design peuvent-ils faire bon ménage ? Il y a de quoi se perdre, que l’on soit designer ou personne publique.


Cynisme

Si le rôle du designer est de rendre ses idées, même gratuites, tangibles (ses œuvres), qu’en est-il de la négociation de ses droits d’exploitations futurs?
La gratuité de la conception pourrait-elle être perçue comme une stratégie pour se voir attribuer un marché dans le but de faire sa publicité ou pour mieux rentabiliser l’affaire par une rémunération des droits d’exploitations plus forte, le designer étant alors en position de force dans la négociation ? Ne pourrait-on pas voir la même espérance dans l’œil du designer qui répondrait à un appel d’offres non indemnisé ?

Ne serait-il pas opportun, pour les collectivités, de comprendre la portée de telles décisions, fussent-elles provoquées par le designer lui-même ? Certes les AAPC non indemnisés ne coûtent pas cher en frais d’études, mais quel est le coût du dumping et des grandes envolées “civiques” qui provoquent le mécontentement de tout le monde ? Qui vaut-il mieux mécontenter, les concitoyens ou les entrepreneurs, tous contribuables et se rendant aux urnes ?

Pass-naviger ou pédaler Starck est-il meilleur pour l’usager ? Est-on en droit de critiquer le résultat « parme et argent » de Monsieur Starck ? Il répond avant la question : il « anoblit » de « tout son talent ». Le citoyen Starck serait-il devenu roi ? Certainement le roi des coups médiatiques.


Déontologie

Le designer Philippe Starck souhaite être solidaire d’un « un maximum de personnes », pourtant il semble oublier sa propre « communauté » professionnelle
, ce qui est contradictoire, puisqu’il a fondé sa réussite sur le respect des principes professionnels des designers : apporter son expertise et sa création en échange de la rémunération d’honoraires et de droits d’exploitation. Vive la solidarité ! L’AFD accepterait volontiers l’élan de Monsieur Starck s’il souhaitait effectuer un généreux don au syndicat professionnel pour financer la défense des intérêts de sa profession.

Les designers peuvent aider à améliorer leurs conditions d’exercices, par exemple, en diffusant la Charte AFD des marchés publics auprès de leurs collectivités.

Les collectivités peuvent faire acte de civisme, par exemple, en adoptant les principes de cette charte, solution simple et juste : publier des appels d’offres équitables, c’est-à-dire en rémunérant les études d’avant-projets de chacun des designers consultés et en négociant le paiement d’honoraires raisonnables, ce qui ne signifie pas faibles, qu’elles attribuent le marché public à des stars ou pas.

Comme tous organismes de designers professionnels dans le monde entier, qui défendent les intérêts économiques, sociaux et culturels des designers, tels que l’Icsid, l’Icograda ou l’Ifi, l’AFD condamne le travail gratuit.


Droit

Nous avons interviewé à Maître Christian NZALOUSSOU, Avocat à la Cour, Cabinet Violet :


« Sur le principe, il me semble qu’aucune disposition juridique n’interdit à une collectivité publique d’accepter des prestations gratuites. Rien non plus n’interdit, sur le principe, à un prestataire de fournir des services gratuitement pour le compte d’une collectivité, sauf par exemple, hypothèse d’abus de sa position dominante sur un marché déterminé.

Ceci étant posé, ces prestations « gratuites » doivent néanmoins respecter certaines règles de droit. En cela je comprends bien votre interrogation sur la conformité de ces initiatives au code des marchés publics.

Pour rappel seules les prestations effectuées à « titre onéreux » (article 3, 2°) sont saisies par le CMP si elle est réalisée. En d’autres termes, une prestation gratuite n’est pas considérée comme un marché public dans le sens du CMP ou des directives européennes.

Il convient néanmoins de souligner ici que la rémunération du prestataire, tout en étant présentée comme gratuite, peut prendre des formes différentes et parfois, pas du tout gratuite.

C’est le cas lorsque par exemple l’administration consent à son cocontractant un abandon de recettes, ou un manque à gagner. Par exemple : une rémunération (bien que n’étant pas assurée par l’acheteur public) provient de l’encaissement par le prestataire des recettes publicitaires.

C’est le cas aussi lorsque la prestation en cause entraîne des charges pour la personne publique.

La question de la rémunération gratuite des prestations relevant du droit d’auteur pose néanmoins de difficulté. La prestation de création peut être gratuite, mais l’auteur percevant des redevances au titre du droit d’auteur. Il conviendra de s’interroger sur les prestations gratuites concédées aux personnes publiques sus-évoquées : s’agit-il de la prestation de conception et de création de l’œuvre seulement ? Cette prestation gratuite implique-t-elle aussi une cession gratuite des droits d’exploitation de l’œuvre créée ? Quelles seront les contraintes et/ ou les contreparties pour les personnes publiques ? En dehors de la seule exigence du respect du droit moral de l’auteur, Monsieur Starck pourra-t-il se voir attribuer un “espace” de “sa” publicité sur les supports créés ?
Telles sont les questions déterminantes dans cette affaire. »



Lire la version en Anglais de cet article > After crowd-sourcing, we have... star-sourcing!